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Bonne

Nouv.elle

!

— La parole inclusive du dimanche,
Du premier dimanche de l’Avent au dimanche de Pâques, un.e invité.e nous donne à entendre l’homélie dominicale.

S5 Episode 3

14/02/2024 – Mercredi des Cendres

Lecture de l’évangile : Claire

Homélie : Jonas Sénat

Textes du jour

Jl 2, 12-18
Ps 50
2 Co 5, 20 – 6, 2
Mt 6,1-6.16-18
(Lire les textes sur aelf.org)

Le texte de l’homélie

Très chèr.e.s, Il y a une voix qui murmure à l’intérieur de nos cœurs Une voix tendre et étrange Une voix de marécage et de foudre Inconnue et familière Nous sommes sur le seuil du Carême, ce temps singulier dans lequel l’Église nous propose de nous mettre à l’écoute de cette voix et des lieux d’éternité que Dieu.e veut ouvrir en nous. Les textes d’aujourd’hui nous proposent différentes figures pour ce temps de conversion : le jeûne, l’aumône, la prière, les larmes et le deuil, la purification, la réconciliation. Je voudrais m’arrêter sur l’invitation que nous fait Joël dans la première lecture : « déchirez vos cœurs et non pas vos vêtements ». Elle est complémentaire avec l’Évangile où Jésus nous demande de pratiquer le jeûne, l’aumône et la prière dans le secret. Ces deux propositions, déchirer son cœur et le faire dans le secret, permettent d’envisager la conversion sous un autre prisme que celui de la faute morale et de la culpabilité. De cesser de craindre la punition d’un Dieu.e pervers qui règne par la terreur et le châtiment. Au contraire, c’est accepter de laisser entrer l’Esprit dans tous les endroits de notre vie et de se laisser embarquer là où on ne pensait jamais aller. Déchirez vos cœurs, laissez la coquille qui l’entoure se fendre et se fissurer. Laissez toutes les peaux qui recouvrent votre cœur et le protègent, se déchirer, se fendre, sécher, tomber. Ça peut faire du bruit et du fracas, ça peut tordre tout à l’intérieur de soi comme à l’extérieur. Trouvez des compagnes et des compagnons qui n’ont pas peur de la foudre. Qui n’ont pas peur du silence. Qui savent faire des bonnes blagues. Des rebelles qui n’ont pas peur du pouvoir et de l’autorité. Faites de la place pour accueillir ce cœur brisé et broyé qui longtemps s’est tu ou longtemps s’est barricadé. Acceptez de perdre et acceptez le calme de la vérité. À l’horizon, pointe une joie rugissante, un matin frais, et un paysage indifférent. Pour le rejoindre, il faut marcher sur une étendue d’ossements, le cœur dans la roue de la fortune. Pour moi, la conversion a été un grand exercice d’élagage. Il y a trois ans, j’ai réalisé que j’avais été victime d’inceste et de violences sexuelles. Et j’ai dû me mettre au travail pour regarder en face mon histoire et me dégager de toutes les dynamiques relationnelles pourries que ces violences avaient laissé en moi. J’ai ramassé tous les outils que j’ai pu trouver sur mon passage. J’ai été accompagné par des amix aimant.e.s et déterminé.e.s et par une psychothérapeute. Poussé dans le dos, aspiré par le ventre sous l’effet d’une poussée irrépréssible qui dépassait largement ma volonté, me voilà en train de tailler à grandes brassées dans ce qui me semblait être les fondamentaux de ma vie. La famille, l’amour, ou ce qu’on m’a dit qu’était l’amour, les liens sociaux, le genre et la sexualité, l’amitié, la réussite sociale, le travail, l’Église. Le paysage est chargé, il faut couper généreusement, en ayant confiance que les liens authentiques vont le rester, que c’est une preuve d’amour de faire la vérité avec soi et avec les autres. Pour être honnête, la plupart du temps de ne l’ai pas bien vécu. J’ai eu peur. Je n’avais pas envie de perdre ce monde que j’aimais et dans lequel j’étouffais. Et puis il y a eu quelques moments décisifs. J’ai arrêté de parler à des gens et j’ai osé parler à d’autres, j’ai changé de prénom et de façon de me genrer, je suis entré dans mon corps par la prière silencieuse, le sport, par le sexe et par les injections de testostérone. J’ai décidé de choisir mon bonheur. J’ai aussi été rattrapé par ma propre violence. Un des apprentissages importants que j’ai fait dans cette période est d’apprendre à demander pardon. De comprendre qu’avoir été victime de violence n’est pas un totem d’immunité. Que les violences dont on a été victimes nous traversent et en quelque sorte nous éduquent. Se réparer demande de désapprendre le continuum de la violence : celle que nous font les autres, celle qu’on s’inflige, celle qu’on leur inflige. Petit à petit, l’air est devenu plus respirable. J’ai pu tailler un peu plus dans le détail. J’ai même commencé à rigoler parce que les gens qui sont violents sont rarement inventifs en fait. Et une fois que leur discours ou leurs actions cessent d’avoir de l’emprise sur ma psyché je les trouve souvent ridicules ou un peu tristes. Donc voilà, déchirez vos cœurs, oubliez le truc de faire des bonnes actions qui raffermissent la fesse et l’image valorisante que vous avez de vous-même et laissez entrer l’amour de Dieu.e. Cet amour ravageur qui bouleverse tout et vous fait faire des choses qui vous paraissaient impossibles. Avant de passer à la suite, une précision. Il ne faut pas se tromper sur les causes et les conséquences : un cœur ne se déchire pas sans souffrance mais toute souffrance n’est pas un agent de croissance spirituelle. Apprendre à faire cette différence c’est important. Ça permet de ne pas être complaisant vis-à-vis de la souffrance et d’apprendre à reconnaître la violence et les rapports de pouvoir. Ça permet d’apprendre à se lever et à se casser, à déserter les endroits où on se fait maltraiter. Tout ce travail de « fracture du cœur », comme dirait le théologien gay James Alison, s’est fait loin de la sphère sociale, avec Dieu.e qui voit dans le secret. Car pour qu’un cœur se brise et que la grâce y entre, il faut faire tomber les barrières de sécurité. Et ce voyage dans les contrées les plus intimes de notre histoire, de nos émotions, de nos corps et de nos imaginaires se fait rarement en grand public. À part dans l’art peut-être. Et pour cause, rester à l’écoute de la brise murmurante de l’Esprit, ça demande de rester concentré. Car entre les habitus, les habitudes, les normes, les allégeances, les désirs, les obsessions, l’autorité, la paranoïa, le militantisme, la mode, insta, les médias, la tradition, la souffrance, les insécurités, la rigidité, la suffisance, l’éducation, l’emprise, le silence, l’argent, la reconnaissance, l’impunité, les références, le désir de pureté, le désir d’être sauvé, la haine sous toutes ses formes, le trauma, le besoin d’être aimé. Je vous jure, faut rester concentré.e.s. Jésus nous le fait savoir : accomplir les rituels de conversion au grand jour risque de nous faire tomber dans le piège de la validation sociale et de nous faire rater l’essentiel. Le carême a été fait pour les humains et non les humains pour le carême. Le secret permet de faire le tri dans ce bourdonnement et d’essayer de se rendre attentif à la Shekhina, ce mot hébreu qui parle de Dieu.e comme présence. Le secret donne aussi la chance de faire une expérience singulière de Dieu.e, hors des sentiers battus, de percevoir sa présence dans des endroits qui ne sont pas identifiés comme spirituels ou religieux. Et ainsi, laisser la grâce se glisser dans toute notre vie. J’ai passé beaucoup de temps à me lamenter que ma vie ne soit pas assez ceci ou cela, et notamment pas assez spirituelle. J’ai passé beaucoup de temps à essayer de me conformer bruyamment à l’ordre social qu’il soit sexuel, genré ou religieux. Donc, je ne vous raconte pas ma surprise quand j’ai compris que je n’avais pas à chercher ailleurs comment vivre pleinement ma vie mais à découvrir dans ma vie les chemins inattendus de mon émancipation. Je pourrais vous raconter comment le plaisir anal me libère du trauma mais j’arrive à la fin du temps qui m’est imparti. Alors je vous souhaite de croiser les voies pénétrables ou impénétrables du Seigneur et je vous dis bon carême !
Jonas Sénat
Jonas Sénat est poète, artiste et chercheur transmasculin et bisexuel. Il coanime un groupe de prière queer à Marseille.