#
Bonne
Nouv.elle
!
— La parole inclusive du dimanche,
Du premier dimanche de l’Avent au dimanche de Pâques, un.e invité.e nous donne à entendre l’homélie dominicale.
S4 Episode 11
29/01/2023 – 4e dimanche du temps ordinaire
Lecture de l’évangile : Estelle
Homélie : Thekla Raestrup
[Version originale en allemand]
Et sur Anchor.fm, Spotify ou d’autres plateformes de podcasts.
Textes du jour
Le texte de l’homélie
À qui appartient le royaume des cieux ?
« Wem gehört das Himmelreich? »
Je suis originaire du Münsterland. Chez nous, la campagne est vaste et plate. Des champs, des prairies, des fermes d’engraissement. A la question « Comment ça va ? », les habitants du Münsterland, répondent la plupart du temps : « Oui, il faut, oui ». On peut donc facilement avoir l’impression que personne n’aime la vie et que tout le monde tourne et tourne et tourne encore péniblement attelé à leur meule. Je me suis déjà demandé à plusieurs reprises si l’étroitesse d’esprit, le côté légèrement hurluberlu et grincheux qui caractérise les gens chez nous, est lié à l’absence de montagnes. Monter sur une montagne signifie un effort et ensuite une vaste vision. Comme semblent lointains les soucis de la vallée quand on les regarde de haut et combien le ciel est vaste de possibilités quand on regarde le monde. Pour moi, une montagne remet tout à sa place.
La « montagne » que nous avons est une colline de 111m de haut, couverte de hêtres et de sapins. Les insectes, la chaleur et les tempêtes ont eu raison de son ancienne splendeur. De tristesse devant la forêt en lambeaux, on pourrait oublier ce qui s’y passe. Il y a quelques semaines, je suis passée sur le dos de la montagne pour que mon dos se repose du bureau. Le long d’un sentier battu par le vent ou par les insectes, un homme se tenait debout et regardait en bas, vers l’orée du village. Lorsqu’il m’a vue, il a appelé son chien pour qu’il s’assoie à côté de lui. À l’aspect hirsute du pelage brun-gris, je reconnus le chien et, à travers lui, l’homme à qui lui appartenait. Cet homme était un « il faut, oui ».
« Terrible », dis-je en montrant du doigt les arbres nus qui se dressaient entre leurs frères et sœurs tombés et leurs souches. L’homme au chien hirsute hocha brièvement la tête et accompagna son avis d’un « Mh » peu engageant. « Comment ça va ? » demandais-je. L’homme s’inclina vers son chien pour le gratter pensivement derrière l’oreille. Il laissa son regard errer brièvement sur la lisière du village qui, grâce au vent ou aux insectes n’était plus dissimulé au regard. Alors il dit, « Bien », en tapotant son chapeau et ajouta : « Passe le bonjour à la maison, d’accord ? » Il se mit en route avec son chien.
111 mètres peuvent donc être une montagne, ai-je pensé. Puis, je laissai moi aussi mon regard se perdre dans le lointain inhabité.
Les terrains qui se trouvent là-bas en bordure du village sont appelés le « royaume des cieux ».
Un nom curieux pour une partie du Münsterland en fait. 40 €, c’est le prix du mètre carré. Mais personne ne les a encore payés. Pour l’instant, le royaume des cieux est une grande prairie où des moutons au tempérament doux savourent leurs derniers jours avant le temps du retour à l’étable. Le royaume des cieux est un lieu qui change si discrètement au cours de l’année qu’on ne le remarque pas. En automne et en hiver, une grande partie de la prairie est sous l’eau. Et lorsque le printemps arrive et que subsiste l’immense flaque d’eau hivernale, cela devient un véritable paradis ornithologique. Avec leurs ailes blanches viennent les hérons, puis les canards et enfin les oies sauvages. Ils se reposent et tous fouillent l’eau brunâtre avec des becs longs, courts, fins et épais. Pendant quelques semaines, le royaume des cieux appartient aux oiseaux. Le soleil devient plus fort, l’eau s’infiltre dans la terre et des piquets y sont enfoncés, là où la clôture doit être réparée. La flaque d’eau disparaît et la prairie devient une mer d’herbe fraîche et juteuse. Les moutons reviennent de la trêve hivernale, affamés d’air frais et de soleil. Feuille après feuille, brin après brin, ils se régalent. Le ciel pluvieux s’éclaircit et le même soleil qui avait fait pousser l’herbe, commence à assécher la terre.
La terre a faim et soif. De profonds sillons déchirent la terre. Avec léthargie, les moutons font la navette entre l’abreuvoir et l’ombre des rares arbres. La prairie asséchée appartient aux grillons et aux cigales, aux abeilles et aux guêpes. Un grand orchestre joue de la musique pour le troupeau pendant leur sieste prolongée.
Les chemins tracés dans la terre par les sabots des moutons se transforment en poussière sous le soleil. Une légère brise ou un piétinement la soulève dans les airs. Les grains de sable dansent avec les moustiques dans la lumière du soir.
La nuit, le royaume des cieux appartient aux renards et aux étoiles. Leurs yeux luisent avec éclat hors de leur tanière, comme la grande ourse au-dessus d’eux. Ils parcourent les champs et l’orée du bois, tandis que chaque étoile à son tour parcourt la prairie.
Au matin, il n’y a plus trace des étoiles et, de la chasse nocturne des renards, au mieux une touffe de poils de souris. Au matin, le royaume des cieux appartient aux chanteuses. Les merles, les grives et les rossignols prennent place. Que leurs poumons sont petits, que leurs becs sont petits et pourtant leur chant se répand sur la prairie et par-delà la clôture. À midi, la première tempête se lève et annonce l’automne, les moutons se mouillent les pattes, la flaque d’eau arrive. Les moutons s’en vont, les oies sauvages arrivent et tout va et vient, encore et encore, année après année.
Si on ne demeure pas, on ne voit rien de tout cela. Il existe certainement une personne à qui le royaume des cieux appartient sur un bout de papier. Et un jour, au lieu de piquets, on plantera des fondations dans la terre. Et il y aura des enfants qui seront les héritières et les héritiers du royaume des cieux.
Mais pas encore, pensais-je, debout sur notre montagne. Pour l’instant, il n’appartient aux humains que sur le papier. Et qu’est-ce qu’un morceau de papier sinon qu’un arbre abattu par le vent ou par un insecte ? Je regardais le royaume des cieux à travers les arbres tombés. Moi aussi, à cette perspective, je me sentais bien.↓
« Wem gehört das Himmelreich? »
Je suis originaire du Münsterland. Chez nous, la campagne est vaste et plate. Des champs, des prairies, des fermes d’engraissement. A la question « Comment ça va ? », les habitants du Münsterland, répondent la plupart du temps : « Oui, il faut, oui ». On peut donc facilement avoir l’impression que personne n’aime la vie et que tout le monde tourne et tourne et tourne encore péniblement attelé à leur meule. Je me suis déjà demandé à plusieurs reprises si l’étroitesse d’esprit, le côté légèrement hurluberlu et grincheux qui caractérise les gens chez nous, est lié à l’absence de montagnes. Monter sur une montagne signifie un effort et ensuite une vaste vision. Comme semblent lointains les soucis de la vallée quand on les regarde de haut et combien le ciel est vaste de possibilités quand on regarde le monde. Pour moi, une montagne remet tout à sa place.
La « montagne » que nous avons est une colline de 111m de haut, couverte de hêtres et de sapins. Les insectes, la chaleur et les tempêtes ont eu raison de son ancienne splendeur. De tristesse devant la forêt en lambeaux, on pourrait oublier ce qui s’y passe. Il y a quelques semaines, je suis passée sur le dos de la montagne pour que mon dos se repose du bureau. Le long d’un sentier battu par le vent ou par les insectes, un homme se tenait debout et regardait en bas, vers l’orée du village. Lorsqu’il m’a vue, il a appelé son chien pour qu’il s’assoie à côté de lui. À l’aspect hirsute du pelage brun-gris, je reconnus le chien et, à travers lui, l’homme à qui lui appartenait. Cet homme était un « il faut, oui ».
« Terrible », dis-je en montrant du doigt les arbres nus qui se dressaient entre leurs frères et sœurs tombés et leurs souches. L’homme au chien hirsute hocha brièvement la tête et accompagna son avis d’un « Mh » peu engageant. « Comment ça va ? » demandais-je. L’homme s’inclina vers son chien pour le gratter pensivement derrière l’oreille. Il laissa son regard errer brièvement sur la lisière du village qui, grâce au vent ou aux insectes n’était plus dissimulé au regard. Alors il dit, « Bien », en tapotant son chapeau et ajouta : « Passe le bonjour à la maison, d’accord ? » Il se mit en route avec son chien.
111 mètres peuvent donc être une montagne, ai-je pensé. Puis, je laissai moi aussi mon regard se perdre dans le lointain inhabité.
Les terrains qui se trouvent là-bas en bordure du village sont appelés le « royaume des cieux ».
Un nom curieux pour une partie du Münsterland en fait. 40 €, c’est le prix du mètre carré. Mais personne ne les a encore payés. Pour l’instant, le royaume des cieux est une grande prairie où des moutons au tempérament doux savourent leurs derniers jours avant le temps du retour à l’étable. Le royaume des cieux est un lieu qui change si discrètement au cours de l’année qu’on ne le remarque pas. En automne et en hiver, une grande partie de la prairie est sous l’eau. Et lorsque le printemps arrive et que subsiste l’immense flaque d’eau hivernale, cela devient un véritable paradis ornithologique. Avec leurs ailes blanches viennent les hérons, puis les canards et enfin les oies sauvages. Ils se reposent et tous fouillent l’eau brunâtre avec des becs longs, courts, fins et épais. Pendant quelques semaines, le royaume des cieux appartient aux oiseaux. Le soleil devient plus fort, l’eau s’infiltre dans la terre et des piquets y sont enfoncés, là où la clôture doit être réparée. La flaque d’eau disparaît et la prairie devient une mer d’herbe fraîche et juteuse. Les moutons reviennent de la trêve hivernale, affamés d’air frais et de soleil. Feuille après feuille, brin après brin, ils se régalent. Le ciel pluvieux s’éclaircit et le même soleil qui avait fait pousser l’herbe, commence à assécher la terre.
La terre a faim et soif. De profonds sillons déchirent la terre. Avec léthargie, les moutons font la navette entre l’abreuvoir et l’ombre des rares arbres. La prairie asséchée appartient aux grillons et aux cigales, aux abeilles et aux guêpes. Un grand orchestre joue de la musique pour le troupeau pendant leur sieste prolongée.
Les chemins tracés dans la terre par les sabots des moutons se transforment en poussière sous le soleil. Une légère brise ou un piétinement la soulève dans les airs. Les grains de sable dansent avec les moustiques dans la lumière du soir.
La nuit, le royaume des cieux appartient aux renards et aux étoiles. Leurs yeux luisent avec éclat hors de leur tanière, comme la grande ourse au-dessus d’eux. Ils parcourent les champs et l’orée du bois, tandis que chaque étoile à son tour parcourt la prairie.
Au matin, il n’y a plus trace des étoiles et, de la chasse nocturne des renards, au mieux une touffe de poils de souris. Au matin, le royaume des cieux appartient aux chanteuses. Les merles, les grives et les rossignols prennent place. Que leurs poumons sont petits, que leurs becs sont petits et pourtant leur chant se répand sur la prairie et par-delà la clôture. À midi, la première tempête se lève et annonce l’automne, les moutons se mouillent les pattes, la flaque d’eau arrive. Les moutons s’en vont, les oies sauvages arrivent et tout va et vient, encore et encore, année après année.
Si on ne demeure pas, on ne voit rien de tout cela. Il existe certainement une personne à qui le royaume des cieux appartient sur un bout de papier. Et un jour, au lieu de piquets, on plantera des fondations dans la terre. Et il y aura des enfants qui seront les héritières et les héritiers du royaume des cieux.
Mais pas encore, pensais-je, debout sur notre montagne. Pour l’instant, il n’appartient aux humains que sur le papier. Et qu’est-ce qu’un morceau de papier sinon qu’un arbre abattu par le vent ou par un insecte ? Je regardais le royaume des cieux à travers les arbres tombés. Moi aussi, à cette perspective, je me sentais bien.↓
Thekla Raestrup

Thekla Raestrup est une jeune comédienne et auteure allemande. Elle a suivi sa formation artistique à Londres, à la prestigieuse East15 Acting School. Elle est ensuite retournée en Allemagne. Depuis Berlin et Londres, elle travaille sur des projets interdisciplinaires qui cultivent son amour des mots, de la langue et de ce qui est caché.